A review by leonard_gaya
L'étranger by Albert Camus

5.0

L’Étranger (1942, Camus avait 29 ans) est un court roman d’une limpidité étincelante, en apparence, et en même temps d’une ambiguïté déconcertante. L’histoire se passe en Algérie, pays natal de l’auteur, et l’on sent, dans son écriture, le crissement du tramway, les transpirations nocturnes, les effleurements de peau, le vent marin, le sable blond, les vagues paresseuses, le soleil éblouissant, les étoiles. Meursault, protagoniste et narrateur du récit, rapporte ces sensations physiques concrètes avec une précision et une sensibilité étonnante. Et, dans ces moments de contemplation de la nature, du ciel, de la mer, le style de Camus prend des accents quasiment lyriques.

Mais, dans le même mouvement, Meursault semble, au contraire, complètement insensible, indiffèrent à la société qui l’entoure, comme anesthésié aux enjeux de la vie. L’enterrement de sa mère (« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »), l’affection de sa petite amie, sa carrière professionnelle, les problèmes de ses voisins, les petits actes de violence ordinaire et tout ce qui viendra après… Tout ceci semble passer comme à la surface de son existence, ne l’atteindre que de très loin ou, au moins, ne provoquer chez lui guère plus qu’un amusement insipide et des réponses monotones, par monosyllabe. Meursault est l’homme qui dit souvent « non », quelques rares fois « oui ». Et en effet, comme l’affirme Camus dans la Préface a l’édition universitaire américaine (Pléiade, p. 215), Meursault est l’homme qui « refuse de mentir » et qui « ne joue pas le jeu ». Autrement dit, quelqu’un qu’un jugement hâtif qualifierait, au minimum, d’inadapté ou d’antisocial, mais qui n’est peut-être qu’un peu fruste et indolent.

Cependant, le statut même du récit doit être considéré avec prudence. C’est Meursault qui raconte son histoire. Mais d’où parle-t-il : est-ce son journal ou écrit-il d’outre-tombe ? Et à qui ? Et dans quel but ? Souhaite-t-il rétablir les faits ? Se justifier (comme le fera le Humbert Humbert de [b:Lolita|7604|Lolita|Vladimir Nabokov|https://i.gr-assets.com/images/S/compressed.photo.goodreads.com/books/1377756377l/7604._SY75_.jpg|1268631]) ? S’agit-il d’affirmer une posture philosophique ou morale sur l’absurdité du mécanisme social et, plus largement, le vide de sens de l’existence humaine — comme on l’a tant dit depuis le fameux article de Jean-Paul Sartre, Explication de l'Étranger — posture qui semble invraisemblable chez un jeune employé de commerce ? Quelle est cette étrange petite insertion du [b:Malentendu|225208|Le Malentendu|Albert Camus|https://i.gr-assets.com/images/S/compressed.photo.goodreads.com/books/1375673775l/225208._SY75_.jpg|1403542] au sein de L’Étranger — comme il existe aussi un emboîtement de L’Étranger dans [b:La Peste|11989|The Plague|Albert Camus|https://i.gr-assets.com/images/S/compressed.photo.goodreads.com/books/1503362434l/11989._SY75_.jpg|2058116] ? De quelque manière qu’on le prenne, il est évident que ce petit roman, apparemment si simple et si direct, cache une multiplicité de niveaux de lecture, une opacité, qui rend ces questions pratiquement indécidables ici. Il reviendra au lecteur de juger « en son âme et conscience » … ou de ne pas juger du tout.

L’étranger, un des romans les plus célèbres en langue française, est, par maints aspects, l’héritier du Victor Hugo du [b:Dernier jour d’un condamné|63040|The Last Day of a Condemned Man|Victor Hugo|https://i.gr-assets.com/images/S/compressed.photo.goodreads.com/books/1328728909l/63040._SY75_.jpg|1632537]. Meursault rappelle aussi Raskolnikov et Joseph K. et il y a une fraternité d’écriture, une certaine platitude de la diction, un haché de la syntaxe, qui circule entre Camus et [a:Hemingway|1455|Ernest Hemingway|https://images.gr-assets.com/authors/1574217836p2/1455.jpg] – sans parler de leurs prises de position politiques, notamment par rapport à la guerre d’Espagne. Enfin, il semble assez évident que Camus a exercé une influence profonde sur deux auteurs français majeurs de la génération suivante : [a:J.M.G. Le Clézio|65633|J.M.G. Le Clézio|https://images.gr-assets.com/authors/1381665180p2/65633.jpg] d’une part, sur le versant lumineux, lyrique et humaniste ; [a:Michel Houellebecq|32878|Michel Houellebecq|https://images.gr-assets.com/authors/1587317406p2/32878.jpg] d’autre part, sur la pente cynique, désabusée, passablement dégoutée de la vie, voire nihiliste. Dancer in the Dark de Lars von Trier (2000), pourrait également être rapproché du roman de Camus.