A review by beebliobibuli
Les Passants de Lisbonne by Philippe Besson

4.0

C'est curieux comme on compte sur les exils pour régler nos névroses et comme on doit convenir rapidement qu'ils ne règlent rien. Au mieux, ils apaisent des névralgies. Mais on part quand même, on repart quand même. Dans les lieux neufs, les visages du passé n'ont pas les mêmes contours, ils ne sont plus aussi précis. Et on ne se cogne pas contre les moments insignifiants, vécus ensemble


« Vous savez ce que je crois ? Il y a des degrés dans la souffrance, mais pas de concurrence entre les souffrances. Ou, en tout cas, il ne devrait pas y en avoir. Le chagrin d'une fillette à qui on vient d'arracher le bras de sa poupée, il est incroyablement sincère. Celui d'une vieille dame dont le chien vient de mourir demandera peut-être des mois, des années avant de s'estomper. Celui du gamin de seize ans qui a toujours rêvé de devenir, je ne sais pas, moi, joueur de foot professionnel et à qui on dit : “Oublie, tu n'es pas assez doué”, ce chagrin-là, il peut le traîner toute sa vie. Et moi ? Est-ce que je devrais être moins malheureuse parce que, dans ce tremblement de terre, un homme a perdu son épouse et ses trois enfants en plus ? C'est arrivé, vous savez. Je suis triste pour lui, mais ça ne me console pas, ça ne retire rien à ma peine, rien du tout. »


« Bien sûr que j'en ai été incapable. On ne renonce jamais vraiment, on a besoin de croire que tout n'est pas perdu, on se rattache à un fil, même le plus ténu, même le plus fragile. On se répète que l'autre va finir par revenir. On l'attend. On se déteste d'attendre, mais l'attente, c'est moins pénible que l'abandon, que la résignation totale. Voilà : on attend quelqu'un qui ne reviendra pas.»


Ensemble, ils lisent les noms sur les stèles, les dates de naissance et de décès, s'attardent sur les photos en noir et blanc dans des médaillons ébréchés, remarquent comme on mourait jeune encore au début du siècle dernier ; ils songent aux maladies qui emportaient les enfants, aux guerres qui sont passées par là, au labeur qui tuait dans la force de l'âge. Ils repèrent aussi l'empreinte laissée par la longue dictature qui savait si bien se débarrasser des rebelles. Sur le marbre, ici ou là, des fleurs fraîches dans des vases en plastique, et le plus souvent rien. Le temps a eu raison des disparus, nul n'honore plus leur mémoire, ils ont été abandonnés des vivants, les familles se sont dispersées, du lichen s'accroche à des croix rouillées, certaines solitudes sont imbattables. D'où vient alors que tous deux sentent, de concert, cet endroit habité, vibrant ? Oui, quelque chose vibre ici, ou plutôt quelque chose subsiste, d'indéfinissable et enveloppant.