A review by leonard_gaya
Les Fleurs du Mal by Charles Baudelaire

5.0

Ironie suprême, ce livre, condamné pour immoralité lors de sa parution est désormais le recueil de poésie le plus canonique de toute la littérature française (en témoigne sa présence increvable dans les programmes scolaires). Mais cette ironie, cette apparente ambivalence, cet oxymore de l’histoire littéraire sont immanquablement déjà là dans l’œuvre même de Baudelaire. Elles sont là dès le titre, Les Fleurs du Mal, la beauté du Mal, la rose qui pousse sur les excréments, le sublime dégoût. Voilà le programme d’une œuvre tout à la fois idéaliste et sensualiste, à la fois idéal et spleen.

Pratiquement tout dans Les Fleurs du Mal est marqué par ce goût, tantôt comique, tantôt déchirant, de l’ambivalence et de l’oxymore. Voir Une charogne, où la beauté s’épanouit dans la pourriture : « Et le ciel regardait la carcasse superbe / Comme une fleur s’épanouir » ; et où, en sens inverse, la pourriture est en germe dans la beauté : « Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine / Qui vous mangera de baisers ». Voir aussi À une passante, où l’éternel est contenu dans un instant fugitif : « Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté / Ne te reverrai-je que dans l’éternité ? ». Voir encore L’albatros, figure clivée du poète, « Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid ! ». Et voir un peu partout les sensations enivrantes, tour à tour parfums capiteux de femmes et d’ailleurs (La Chevelure, Parfums exotiques, Harmonie du soir) et pestilences écœurantes de la matière en décomposition (Une charogne, Le flacon, etc.).

Même chose pour les séries de poèmes : fascination d’une part pour les prostituées (À une mendiante rousse), la décrépitude (Les petites vieilles, Les sept vieillards), la révolte, la débauche, le gouffre et le Mal (Les litanies de Satan) ; et, d’autre part, les trouées éblouissantes sur des paysages lointains et mystiques (La vie antérieure, Hymne à la beauté, L’invitation au voyage). La mort, cet ultime voyage, cette suprême alchimie qui clôt le recueil, est sans doute le point de fuite définitif où ces oscillations de la vie, ces ambiguïtés du langage, trouvent leur résolution, dans l’absolu :

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du
nouveau !

(Le Voyage, VIII)

Ce sont sans doute aussi ces oscillations, qui font de Baudelaire un poète difficile à saisir et à situer. D’un côté, attaché aux formes établies du sonnet et de l’alexandrin, il est l’héritier de la poésie lyrique classique ([a:Dante|5031312|Dante Alighieri|https://images.gr-assets.com/authors/1651440425p2/5031312.jpg], [a:Ronsard|233833|Pierre de Ronsard|https://images.gr-assets.com/authors/1217344969p2/233833.jpg], [a:Milton|9876|John Milton|https://images.gr-assets.com/authors/1438861655p2/9876.jpg], [a:Racine|15686|Jean Racine|https://images.gr-assets.com/authors/1204910700p2/15686.jpg]) et de l’art romantique ([a:Gautier|103384|Théophile Gautier|https://images.gr-assets.com/authors/1620282139p2/103384.jpg] et [a:Hugo|13661|Victor Hugo|https://images.gr-assets.com/authors/1415946858p2/13661.jpg] en littérature, Goya et Delacroix en peinture, Wagner en musique). De l’autre, sa fascination pour les sujets bizarres, grotesques ou obscènes, son travail singulier de la langue, font de lui le frère des poètes gothiques ([a:Byron|44407|Lord Byron|https://images.gr-assets.com/authors/1568147647p2/44407.jpg], [a:Poe|4624490|Edgar Allan Poe|https://images.gr-assets.com/authors/1454522972p2/4624490.jpg]), mais aussi le cousin de Gustave Flaubert — Les Fleurs du Mal et [b:Madame Bovary|2175|Madame Bovary|Gustave Flaubert|https://i.gr-assets.com/images/S/compressed.photo.goodreads.com/books/1606770119l/2175._SY75_.jpg|2766347] seront poursuivies en même temps par le tristement célèbre procureur Pinard au moment de leur publication. Baudelaire est encore le père des symbolistes ([a:Verlaine|29967|Paul Verlaine|https://images.gr-assets.com/authors/1206568303p2/29967.jpg], [a:Rimbaud|72605|Arthur Rimbaud|https://images.gr-assets.com/authors/1649947778p2/72605.jpg], [a:Mallarmé|5798517|Stéphane Mallarmé|https://images.gr-assets.com/authors/1650590236p2/5798517.jpg]) et, un peu plus tard, des modernistes et des surréalistes ([a:T.S. Eliot|18540|T.S. Eliot|https://images.gr-assets.com/authors/1612500008p2/18540.jpg], [a:Apollinaire|66522|Guillaume Apollinaire|https://images.gr-assets.com/authors/1652258505p2/66522.jpg], [a:Breton|54133|André Breton|https://images.gr-assets.com/authors/1651473348p2/54133.jpg]). Et en définitive, son influence sur le XXème siècle est indiscutable, notamment sur l’œuvre d’un [a:Yves Bonnefoy|114513|Yves Bonnefoy|https://images.gr-assets.com/authors/1670114988p2/114513.jpg] ou d’un [a:Michel Houellebecq|32878|Michel Houellebecq|https://images.gr-assets.com/authors/1587317406p2/32878.jpg].